Textes complémentaires.


Quelques textes de philosophie qui ont du piment.

Nous avons baptisé l’école à laquelle nous nous sommes mis, l’école du réalisme fantastique. Elle ne relève en rien du goût pour l’insolite, l’exotisme intellectuel, le baroque, le pittoresque. « Le voyageur tomba mort, frappé par le pittoresque », dit Max Jacob. On ne cherche pas le dépaysement. On ne prospecte pas les lointains faubourgs de la réalité ; on tente au contraire de s’installer au centre. Nous pensons que c’est au cœur même de la réalité que l’intelligence, pour peu qu’elle soit suractivée, découvre le fantastique. Un fantastique qui n’invite pas à l’évasion, mais bien plutôt à une plus profonde adhésion.

C’est par manque d’imagination que des littérateurs, des artistes, vont chercher le fantastique hors de la réalité, dans des nuées. Ils n’en ramènent qu’un sous-produit. Le fantastique, comme les autres matières précieuses, doit être arraché aux entrailles de la terre, du réel. Et l’imagination véritable est tout autre chose qu’une fuite vers l’irréel. « Aucune faculté de l’esprit ne s’enfonce et ne creuse plus que l’imagination : c’est la grande plongeuse. »

Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le matin des magiciens.

L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devrait être, dans ce qui en fait l’essence.

Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche » et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux

Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale.

Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel.


Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion.

— N’avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi, alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — Étant donné qu’il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S’est-il donc perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? disait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ? — ainsi criaient-ils en riant dans une grande pagaille. Le dément se précipita au milieu d’eux et les transperça du regard.

« Où est passé Dieu ? lança-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué — vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment pûmes-nous boire la mer jusqu’à la dernière goutte ? Qui nous donna l’éponge pour faire disparaître tout l’horizon ? Que fîmes-nous en détachant cette terre de son soleil ? Où l’emporte sa course désormais ? Où nous emporte notre course ? Loin de tous les soleils ? Ne nous abîmons-nous pas dans une chute permanente ? Et ce en arrière, de côté, en avant, de tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? L’espace vide ne répand-il pas son souffle sur nous ? Ne s’est-il pas mis à faire plus froid ? La nuit ne tombe-t-elle pas continuellement, et toujours plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer des lanternes à midi ? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ensevelissent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? — les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! Et nous l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, assassins entre les assassins ? Ce que le monde possédait jusqu’alors de plus saint et de plus puissant, nos couteaux l’ont vidé de son sang — qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles cérémonies expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour apparaître seulement dignes de lui ? Jamais il n’y eut acte plus grand — et quiconque naît après nous appartient du fait de cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu’alors toute histoire ! »

— Le dément se tut alors et considéra de nouveau ses auditeurs : eux aussi se taisaient et le regardaient, déconcertés. Il jeta enfin sa lanterne à terre : elle se brisa et s’éteignit.

« Je viens trop tôt, dit-il alors, ce n’est pas encore mon heure. Cet événement formidable est encore en route et voyage — il n’est pas encore arrivé jusqu’aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière des astres a besoin de temps, les actes ont besoin de temps, même après qu’ils ont été accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte est encore plus éloigné d’eux que les plus éloignés des astres — et pourtant ce sont eux qui l’ont accompli. »

— On raconte encore que ce même jour, le dément aurait fait irruption dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem aeternam deo. Expulsé et interrogé, il se serait contenté de rétorquer constamment ceci :

« Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? » —

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Alors Pilate rentra dans le Prétoire ; il appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Juifs ? »

Jésus lui demanda : « Dis-tu cela de toi-même, ou bien d’autres te l’ont dit à mon sujet ? »

Pilate répondit : « Est-ce que je suis juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu donc fait ? »

Jésus déclara : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici. »

Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. »

Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? » Ayant dit cela, il sortit de nouveau à la rencontre des Juifs, et il leur déclara : « Moi, je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. »

Jean 18 : 33-38.